CECI...
“en fait, t'es une petite tapette, hein gauthier ?” L'interpellé esquissa un sourire tragique, et secoua légèrement la tête. Il s'abstint pourtant de répondre. Les deux jeunes gens étaient assis sur les bords de la I10, qui longeait Phoenix. Le dénommé Gauthier avait les jambes pliées et écartées devant lui, ses coudes posés sur ses genoux, et ses mains jointes. En sa compagnie, il y avait une jeune femme de la même tranche d'âge, les jambes tendues et penchée vers l'arrière, appuyée sur ses mains, qui n'était autre que sa sœur, Gwenaëlle. Les deux membres de la fratrie Cannan se ressemblaient de façon frappante, tout en étant étrangement et inexplicablement totalement dissemblables. Ils avaient les mêmes cheveux bruns, les mêmes yeux bleu vert, les mêmes trais fins et la même expression arrogante sur leur visage fin. Ils auraient pu être jumeaux, bien qu'un an les séparait. Et nonobstant, personne sur Terre n'aurait pu être plus différents. Alors que Gwenaëlle avait tout de l'anticonformisme, de l'indépendance, son frère, lui, dégageait un non-contrôle total. Le genre de mec qui est prêt à faire n'importe quoi tant qu'il se fout la frousse et qu'il s'éclate. Un vrai branleur qui n'a peur de rien, et surtout pas de contredire ses aînés. Telle était la limite entre le frère et la sœur. L'une savait où étaient les véritables limites. L'autre n'en avait aucunes.
“t'es jalouse, mon cœur, c'est tout” déclara-t-il finalement, lançant au passage à sa sœur un regard éloquent. Elle éclata d'un rire ouvertement moqueur, qui ne vexa pourtant pas Gauthier le moins du monde. Les deux adolescents étaient connus, au sein de la famille, pour l'amour très particulier qu'ils se portaient l'un envers l'autre. Jamais un geste d'affection, jamais une parole amicale. Seulement provocations, rivalité, agacement mutuel. Il n'était pas rare d'entendre l'un cracher dans le dos – ou toute autre partie du corps – de l'autre, qui est lui-même entrain de remplir ses chaussures de crème chantilly. Pourtant, la vie de Gauthier serait bien triste sans sa conne de frangine. Vous n'avez jamais eu ce genre de pote ? Le genre qui vous emmerde au plus haut point, mais dont vous ne pouvez pas vous passer ? Bref.
Gwenaëlle se laissa tomber sur l'herbe jaunâtre qui garnissait le côté de la chaussée de l'autoroute et soupira, l'air de réfléchir.
“quand on y réfléchit bien, tu te la joue rebelle, tout ça. mais t'es pas foutu de te mettre vraiment en danger.” À ces mots, faisant sursauter la jeune femme au passage, Gauthier sauta sur ses pieds. Tellement soudainement, d'ailleurs, qu'un électrochoc n'aurait pas eu plus d'effet. La lumière éblouissante des phares des voitures dans la nuit laissa entrevoir sur le visage pâle du garçon une expression d'ivresse joyeuse, avant de l'effacer, et de la dévoiler à nouveau.
“chiche !” s'écria-t-il. Il tourna les talons et sauta par-dessus le parapet qui séparait la route de l'endroit où ils s'étaient posé. Gwenaëlle se redressa brusquement, horrifiée, en le voyant s'élancer sur la route.
“gauthier ! qu'est-ce que tu fous, putain ?! reviens, tu vas te faire tuer !” Le jeune brun éclata d'un rire sauvage et, bras écartés, comme s'il s'offrait au monde, il se planta au beau milieu de la route. Le vent fouettait son visage, hérissait ses cheveux, et les klaxons des voitures hurlaient, à l'instar de leurs conducteurs. Derrière la barrière de sécurité, Gwenaëlle aussi criait après lui. Pas de rage et d'indignation mais de peur. Les larmes perlaient dans ses yeux clairs, tandis qu'elle hoquetait chaque fois qu'une voiture effectuait un dérapage particulièrement bruyant pour éviter Gauthier. Sur les traits duquel était toujours figé une expression de bonheur et d'excitation intense.
“je ne prend pas de risques, tu disais ? regarde, gwen, regarde ça !” Et pour toute réponse, Gwenaëlle hurla un avertissement à son frère, qui n'avait pas vu le poids lourd qui, tous freins bloqués, tentant vainement d'arrêter les trente tonnes de monstre, lui fonçaient dessus. Au dernier moment, ébloui par les phares, Gauthier tourna la tête et une expression de stupeur se peignit sur son visage.
Puis tout se passa très vite.
Il sentit un poids se jeter sur lui, oui, mais pas la masse énormissime et qui était censé l'écrabouiller qu'il attendait. Non, c'était tout juste assez lourd pour être celui d'une fille d'une petite vingtaine d'années. Ses pieds se détachèrent du sol, et sa tête heurta l'asphalte, si bien que sa peau s'arracha sous le choc. Étourdi, il sentit à peine le corps de sa sœur, allongé sur le sien.
“gauthier, ça va ? tu n'as rien ?” La voix inquiète de Gwenaëlle résonnait dans sa tête. Il ouvrit les paupières, cligna une fois, deux fois des yeux. Tant bien que mal, il se redressa sur un coude, et constata qu'il n'était plus au milieu de la chaussée, mais sur le côté, affalé en-dessous du parapet. À en juger par la façon dont elle était allongée et visiblement secouée, Gwenaëlle devait très certainement... Mon dieu. Il en venait presque à penser que les sœurs pouvaient servir à quelque chose. Elle se releva douloureusement, inquiète.
“je m'amusais bien, pourquoi tu m'as catapulté contre la barrière ? j'ai mal au front...” Incrédule, limite scandalisée, la jeune femme se laissa emporter et envoya dans les côtés de son frangin un bon coup de pied qui le plia en deux.
“espèce d'abruti ! sale con ! tu manques de te faire butter par un camion et c'est tout ce que tu trouves à dire ?! je te hais !”EXPLIQUE CELA.
Delilah jeta un énième coup d'œil à son petit frère, affalé sur le sofa, face à elle. Il avait le visage fermé. Quel imbécile borné et égoïste, vraiment. La jeune femme, aussi brune que Gauthier, ouvrit la bouche, pour lui rappeler une fois encore à quel point son attitude était stupide.
“pas un mot, lil.” Elle faillit éclater de rire, se retint. Elle ne parvint cependant pas à masquer totalement le sourire qui naissait au coin de ses lèvres, car il lui jeta un regard noir. Scandalisée, elle saisit brusquement un coussin qu'on avait balancé contre l'accoudoir du fauteuil et le catapulta dans la figure de Gauthier qui sursauta en hurlant. D'une rapidité pareille à celle de Delilah, il le lui renvoya avec colère.
“arrête de faire la gueule, t'es chiant.” Il ne répondit pas, et retourna s'enfoncer dans son canapé, bras croisés, lèvres pincées, sourcils froncés. Il ronchonnait, et marmonnait des choses incompréhensibles, mais qui ressemblait à des jurons, tandis qu'elle soupirait, l'air faussement désespérée.
“tu pourrais pas être heureux pour quelqu'un d'autre que toi, pour une fois ?” ironisa Delilah, avec un fond de reproche tout de même. C'est vrai quoi. Leur frangine leur annonce qu'elle va se marier, et lui tout ce qu'il trouve à faire, c'est hausser les épaules et aller tirer la tronche dans son coin comme un gamin. Gwenaëlle avait certainement été blessée. Non, pas certainement – elle avait été blessée. Les deux sœurs étaient très proches l'une de l'autre, et elle devinait sans peine que la réaction de Gauthier l'avait profondément peinée. Sans doute pensait-elle que, malgré l'absence totale de geste d'affection, il la féliciterait au moins, un sourire chaleureux aux lèvres.
“je serai content pour elle lorsqu'elle s'entichera de quelqu'un d'autre que le mec les plus con de tout phoenix.” Les sourcils épilés de Delilah se soulevèrent de surprise. Elle s'attendait à ce qu'il avoue, à ce qu'il lui jure, à ce qu'il lui ordonne de la fermer une bonne fois pour toute, mais pas à ce qu'il mente comme un arracheur de dent. Pourquoi ne reconnaissait-il pas tout simplement qu'il était effrayé ?
“ah, parce que tu le connais, maintenant ? c'est nouveau ça.” Tiens, tiens, il avait oublié de préciser ce petit détail, lorsque Mister Gwenaëlle Cannan était venu annoncer à l'ancêtre qu'il allait lui voler sa progéniture.
“on était dans la même classe en première” répondit-il, la mine sombre.
“c'est la pire balance que tu puisses imaginer. un vrai petit lèche-cul.” Il ricana sans prêter attention à la mine dubitative qu'affichait sa sœur. Elle ne pouvait nier qu'il avait une tête d'intello snobinard. Le visage lisse et les cheveux coiffés à la perfection. Mignon dans son genre, mais avec une sale face de bourgeois. Elle ne s'était jamais attendue à ce que Gwenaëlle en pince pour un mec pareil. Comme quoi, on ne peut jamais s'attendre à tout. Delilah ne se souciait presque plus de Gauthier. De fait, elle remarqua à peine le regard insistant dont il gratifiait la porte. Suspect. En revanche, elle sursauta lorsqu'il se leva d'un bond. D'un pas rapide, il s'approcha de la cheminée, sur l'âtre de laquelle reposait toute une série de photos. Il saisit un des plus petits cadres, le retourna et détacha le morceau de carton qui retenait la photo à l'intérieur. Cette fois-ci, la jeune brune le regarda sans rien dire. Il fourra sa main dans la poche arrière de son jean, en sortit son portefeuille, plia la photo, et la coinça entre son permis de conduire et sa carte d'identité.
“gauthier... gauthier, où est-ce que tu vas ?” murmura Delilah, qui savait pertinemment qu'il ne répondrait pas. Il tourna la tête vers elle, lui sourit d'un air arrogant. Mais l'expression résolue, chagrinée, inquiète de la jeune femme ne s'essouffla pas pour autant. Marchant vers le couloir, il attrapa son blouson au passage et, arrivé à la porte d'entrée, il tourna les talons et fit face à sa sœur, qui le suivait à la trace.
“où est-ce que tu vas ?” répéta-t-elle. Il ne répondit pas davantage à la question, mais fit un pas prudent vers elle, la prit par les épaules et lui embrassa le front.
“je serai là au mariage, d'accord ? je t'aime, lil.” Il lui sourit derechef et ferma la porte derrière lui, laissant Delilah seule avec son désarroi.